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de traverse

  • cestpartipouruntour
  • 27 oct. 2015
  • 6 min de lecture

Le bus s'arrête brusquement, pour la dernière fois je regarde le paysage du dedans. Il fait maintenant assez clair, ce n'est plus la lumière ouateuse de l'aube mais déjà celle du petit matin. Le soleil prépare son chaudron qui rougeoie et viendra nous marquer la peau.

Trois minutes pour tout sortir, notre cuisine, notre salon, la chambre pliable et les tenues d'aventure réduites à l'essentiel. Nos sacoches s'éparpillent dans la poussière, il n'y a plus qu'à reconstruire le puzzle. Nous qui pensons vivre légers, c'est à ces moments-là que l'on se sent chargés de tellement. Le rêve de tout cycliste est une sacoche à la Mary Poppins, sans fond jamais, mais finalement la route impose heureusement le nécessaire. Le bus repart dans un rugissement inquiétant, je tâte ma poche, vide, c'est que mon téléphone a continué le voyage sur la banquette sans moi, retour à l'essentiel je disais.

Et pourtant même l'essentiel est relatif. Prenez la même latitude, vous y enlevez quelques degrés de longitude et vous tombez tout juste dans l'état mexicain de Sinaloa. Là-bas, ou plutôt ici tout près, un sac de vêtements de rechange est un luxe incommensurable et le "celular" a vite disparu. Pour ceux-là, pas 5 sacoches derniers cris, juste un baluchon emporté à la hâte, après une bise prétendument anodine à son mari et aux enfants, car cette mafiaventure doit rester discrète. Pour beaucoup, faire ses bagages est affaire de déchirement.

Les premiers coups de pédale du matin, les plus beaux, les plus frais, quand tout est encore possible, ceux qui nous mèneront au bout du monde. Dans un premier temps on se limitera à San Ignacio, oasis au milieu du désert de piquants. La route sent le Maroc, la douceur et le fruit, nos pneus écrasent des dattes. On débarque sur la place, on zigzague pour s’imprégner: les oiseaux au chant clair, la lumière sur l'Eglise de l'ancienne mission et le papotage derrière un bouquet d'arbres gigantesques. C'est celui d'une habitante du village qui enchaine sans transition avec nous, alors que nous dévorons une omelette - son père, les arbres, le magasin familial - accompagnée d'un jus d'avoine - elle continue à propos de la Mission, l'ancien hôtel, la vie à Santa Rosalía- puis d'un café - le nom des différents quartiers, le tourisme, l'école du village.

22h plus tard, même lieu mais plus en force, nous reprenons la route vers le sud à la lumière des lampadaires célestes qui s'éteignent lentement. Aujourd'hui nous reverrons la mer, pas le grand large qui te conduit en terre nippone et qui amène les cargos chargés de chinoiseries par tonnes, mais une petite mer intérieure, de Cortés disent-ils. Effectivement, après 6h de route, nous y voilà, le village de bicoques en bois, comme on nous l'avait dit, une église d'Eiffel et une locomotive sans âge qui donne le temps: ici les Français sont passés, ici il y a eu de l'argent, du transit, du travail. Donc cela peut revenir, non?

Le travail reviendra peut-être mais la mine proche est maintenant exploitée par des Coréens et des Japonais, pendant que les jeunes du village vont s'entasser dans les mégalopoles. En 1994, le Mexique a signé un accord de "libre-échange" avec les Etats-Unis et le Canada, résultat 20 ans plus tard: des centaines de paysans ont renoncé de tenter de concurrencer l'agriculture américaine engraissée aux subsides, ils partent alors travailler dans les champs américains, la plupart sans papiers. Ce simulacre d'accord prévoit aussi un super deal automobile, les voitures étasuniennes de plus de 10 ans passeront la frontière du sud sans taxe. Nous comprenons tout de suite mieux pourquoi tant de gros pick-ups nous doublent dans un nuage de fumée. Et pourquoi les poches des politiciens du pays enflent si rapidement.

On remonte la rue principale, nous avions chaud, nous sommes désormais liquéfiés. Pas un souffle de vent, des vapeurs brûlantes émanent des murs, du sol, du ciel puis les rayons se rassemblent dans la ruelle pour nous cuire un peu plus. Une publicité lancinante gueule au loin, j'en ai le tournis. Il faut s'arrêter, on ne pourra pas faire un mètre de plus sans eau. je cherche la purificadora (station de purification d'eau) et revient chercher Cris qui s'est réfugié dans une papeterie à l'air co. Il n'aura jamais mis si longtemps à acheter un cahier.

On reprend notre route et on tombe sur les pompiers, on peut dormir entre deux camions et installer le campement fin de journée. Mais les heures vont être longues, la chaleur n'a pas fini sa danse infernale sur le parquet d'asphalte. On se laisse tenter par une pension lugubre mais fraîche, il faut dormir sinon la route sera infinie.

Les jours suivants, la chaleur nous ensert dès l'aube, elle anesthésie la peau, nous coupe le souffle et nous transforme en eau et sels. Longues manches et crème 50 ne nous couvrent que partiellement, le soleil saura toujours nous faire rougir, petits blancs que nous sommes. Alors on essaie d'oublier son corps pour devenir un peu paysage, les jambes font partie du cheval de fer, le souffle se fait silence et on devient un peu cactus, deux de plus. Sauf qu'on avance, et voilà déjà Mulege, un village en attente de la saison, des acheteurs, des quelques semaines qui marchent. En tous cas pas de deux gringos en bécane chargés comme des mules, ils ne connaissent pas le bus?

Et puis c'est la plage, après-midi hors du temps au bruit des vagues, on lit et on s'oublie sous un toit de palmes en décomposition. Deux loups de mer américains gèrent ce petit paradis, le père ventripotent passe de la télé à l'ordinateur entre deux coups d’œil à la photo de la tornade, celle qui a failli tout lui enlever, le petit bar et les deux bicoques qui le font vivre. Le fils, un surfeur qui s'est laissé envoûté par cette solitude à la langueur mexicaine, nous traite avec compassion et conclut que notre aventure est amazing et va marquer à jamais notre vie. On confirme puis un silence gêné s'installe, on doute sur les mots à choisir pour définir cette lifetime experience, on essaie, on bloque et on préfère un peu se perdre en mer. Cette plage vide, cette eau bleue, c'est le petit cadeau de cette péninsule chaude et moite, de cette longue route initiée à Vancouver qui nous a amené toujours plus au sud, jusqu'à ce que la terre s'arrête.

L'étape suivante n'est pas loin mais longue, les vélos collent à la route et la route au relief, elle qui joue à la fausse ligne droite. Sur le coup de 15h notre thermomètre dit stop, nous allons chercher à boire à un (ancien) restaurant de routier. Il n'y a que de l'eau ou de la bière. A 44°, soyons réalistes, un peu d'eau por favor alors que la petite de la famille s'exerce à mettre en pratique la loi de l'offre et de la demande en nous vendant le quart au prix du bidon. Et c'est à côté dudit bidon que nous dormirons sous notre moustiquaire en testant le déphasage du soleil sur une dalle de béton, je confirme, elle doit être de 8h: à 1h du matin la transpiration nous réveille.

C'est à l'aube que nous reprenons la route, très vite nous sommes à Loreto, petite ville touristique, en saison. On se fournit au supermarché du coin et c'est là qu'Oscar, prof retraité nous alpague, nous raconte qu'il a rencontré les "bamboucyclistes", un couple en tandem végétal qui nous précède depuis plusieurs mois, et nous ramène chez lui. Douche, air froid, deux lits; bientôt apparaîtra une théorie du bonheur en trois points.

Le jour suivant en condensé à trois autres car monter un col de 45km par 45° se révèle être plus poétique en théorie qu'en pratique. Deux ouvriers nous aident à rejoindre l'altiplano californien, là ou commence La Ligne Droite (coupée tout de même d'un bel angle droit, savant caprice de l'ingénieur cartographe). Un jour de plat, où l'on réapprend à désirer la côte, à invoquer les perspectives et le bonheur du relief, puis un lendemain où nous nous désavouerons jusqu'à la moelle. Pour la dernière nuit de baroude, on tend la moustiquaire entre un restaurant à unique table et une station-essence désaffectée.

Alors que nous avons zigzagué ludiquement vers le sud, nous savons que d'autres survivent à peine dans leur traversée vers le Nord. On sait très bien que si notre peau était cannelle, que si on troquait nos sacoches pour un petit sac à dos, le pick-up sauveur se ferait plus rare, les sourires plus crispés, les conversations plus tendues. Superficiels et légers, nous ne sommes que de traverse, oui, mais d'une certaine traverse.

Couchés sur nos matelas en regardant les étoiles apparaître, on pense à demain lorsque Tuly, une sportive tombée en amour des cyclistes de passage, nous hébergera. Impossible de prévoir ce que nous nous dirons, tout ce que nous partagerons, alors vivons simplement ce soleil qui se couche.

 
 
 

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