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la part manquante

Un coup de frein le fait se décoller du sol, il s'élève lentement puis virevolte avec soubresauts devant l'échope de bracelets dorés; il remonte encore puis comme fatigué de cette course inutile, redescend lourdement, flâne devant les verroteries et trouve enfin l'endroit idéal pour se reposer, le bout du nez du chauffeur-fou qui l'a animé. Le touk-touk prend alors de la vitesse puis frêne brusquement pour éviter les larges rigoles qui sillonnent les rues où s'épanchent les eaux brunes et grises des milliers de foyers. Il repart de plus belle, petit crissement de pneus et au tournant, c'est la collision, non, il a vu la vache blanche en pause au milieu de l'embranchement, le regard vitreux. Vite, une autre course à enchaîner ou bien justement, frustration de l'attente du client qui s'annonce, la vitesse du bolide à 3 roues reste inexplicable.

Puis enfin, le chauffeur moustachu nous débarque, descend les bagages d'un geste sec tout en empochant les billets. Déjà, il demande s'il peut nous amener ailleurs, nous faire visiter un autre "coin" de la ville, ou même demain, pour le retour ? Nous fixons un rendez-vous, mais nous ne reverrons plus sa moustache, autre mystère du genre. Les aubergistes ouvrent leurs portes et la ruelle grise s'éclaire d'une lumière chaude, nous franchissons la porte cloutée pour nous retrouver dans leur salon puis bientôt dans nos chambres surplombant les rues étroites du labyrinthe. On grimpe à la surface de la canopée de terrasses, un autre monde s'offre à nous. Dans la lumière de fin du jour une femme tend du linge à côté d'une montagne de casseroles en fer-blanc. Et derrière un enfant tire sur son cerf-volant, les yeux perdus dans le morceau de soie vert.

Peu importe la ville, et encore moins le jour. Des instants comme ça, il y en a des milliers, comme à ce moment même où vous lisez ces lignes. Nous dirons juste que c'est quelque part au pays de Gandhi, dans une ville de province qui rêve de postérité, mais déjà étouffe sous une couche de poussière. Difficile de décrire des moments indiens, le son manque, celui des pneus et des cris, des klaxons et des chants, et des crachats que l'on racle et claque sur le pavé. L'odeur non plus ne se transmet pas par clavier, imaginez donc ce fumet d'huile frite dans lequel gonfle une pâte blanche qui se transformera en nid d'abeilles qui s'entrelace à celui de fruits écrasés et de crottin de vache qui parsème les rues. Oui, impensable.

Sans aucun doute, l'Inde est le pays de la photo, les couleurs y sont reines, les palais abondent, les temples aux singes ou aux rats crèvent les pupilles et, du petit vieux vendeur de maracas à la femme balayeuse, tout demande un cliché, comme pour pouvoir y croire (donc aller voir l'album photos!). Pourtant, les plus belles couleurs sont sans aucun doute celui des saris des femmes, orange, pourpre ou rose fushia, à côté de ces drapés colorés, nous ne sommes que croque-morts. Dommage alors que nous les voyions si peu, elles sont de passage, toujours tournent le regard, et souvent derrière les murs de poussière. Il nous faudra connaitre l'autre Inde, celle des montagnes et des grands espaces indemnes, mais surtout, il nous faut les connaitre elles, cette part manquante d'une nation.


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